Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 2 janvier 2017

Daniel D’Adamo | Kamchatka
portrait du compositeur autour d’une œuvre

À partir du 4 janvier (et jusqu’au 15), en coproduction avec l’Opéra de Reims et le Teatro Colón de Buenos Aires, le Théâtre Dunois présente Kamchatka de Daniel D’Adamo sur un livret de Marcelo Figueras. Une série de sept représentations accueille tous les publics, tandis qu’une autre dizaine est réservée aux jeunes spectateurs. Il ne s’agit bien évidemment pas d’un opéra pour enfants, loin s’en faut, puisqu’on y évoque la dictature argentine mise en place par le général Jorge Rafael Videla à la suite du coup d’état militaire de mars 1976. Quelques jours avant la première française de son œuvre, créée mondialement à Buenos Aires en novembre dernier, le compositeur nous en dit plus.

L’argument de votre opéra est-ilune partie du scénario original du film réalisé par Marcelo Piñeyro (2002), peut-être une sorte de réduction, ou encore autre chose ?

Le compositeur argentin Daniel D'Adamo, auteur de l'opéra Kamchatka
© guillaume chauvin

Il s’agit vraiment d’un livret original, ce n’est pas une adaptation ou une réécriture. Marcelo Figueras a conçu le scénario du film éponyme, et, bien après la sortie du film, il a décidé d’écrire un roman à partir d’une trame analogue – livre qui depuis a été traduit dans de nombreuses langues et fit un grand succès littéraire. L’un et l’autre sont deux choses parfaitement indépendantes, traitant leur sujet dans le genre élu, de même que le nouveau Kamchatka, cette fois livret d’opéra. C’est un chemin singulier, inhabituel, qui a beaucoup enthousiasmé Figueras lorsqu’on lui a parlé du projet.

Comment naquit ce projet ?

C’est une proposition qui a été faite à Figueras et à moi-même, conjointement, par l’ensemble Almaviva et notamment par Ezequiel Spucches, désormais le pianiste et directeur musical de notre opéra. C’est lui qui entrevit la possibilité de créer un opéra tout public, c’est-à-dire qui puisse s’adresser vraiment à tout le monde, à partir de l’intrigue de Kamchatka.

Outre que l’argument se développe autour d’un enfant de dix ans, des représentations seront ouvertes en matinée à un public scolaire. D’où vient cette idée et pourquoi ?

S’adresser au jeune public est une des spécialités du Théâtre Dunois. Habituellement, il le fait avec des spectacles qui leur sont clairement dédiés. Le cas de Kamchatka est différent. Le personnage principal est un enfant qui raconte comment il vit une situation de détresse, de persécution, de vie dans la clandestinité. Il appartient à une famille de gens engagés humainement et politiquement, donc pourchassés par l’armée de la dictature militaire argentine, qui a commencé en mars 1976. Une voie de dialogue entre notre « héros » et les jeunes semble s’ouvrir assez naturellement.

Sur scène, combien de personnages ?

Il y a trois rôles principaux. La Mère, la Père et l’Enfant. Un deuxième garçon, un frère, est évoqué à plusieurs reprises durant l’opéra, mais on ne le verra jamais. L’Enfant est réellement le premier personnage. Dans cette situation malheureuse, il se rêve comme celui qui aurait le pouvoir de s’échapper, c’est-à-dire en Houdini. Personne ne devant apprendre où elle se trouve, la famille se cache dans une maison de la banlieue de Buenos Aires. Là, il découvre un livre racontant la vie du magicien Harry Houdini. Il se passionne pour cet homme qui arrive toujours à se sortir des plus impossibles situations. Bien sûr, il se prend pour Houdini, il se rêve en Houdini, souhaitant s’échapper de la grande menace de mort dans laquelle lui et les siens sont immergés. Du coup, le magicien apparaît lui aussi dans l’opéra, comme un personnage à part entière, même en tant que phantasme de l’Enfant. Enfin, un cinquième survient : lui-même poursuivi par les militaires, Lucas, un jeune qui a pris les armes pour se battre contre la dictature, rejoint la famille dans la maison. Sur scène, Lucas est incarné par le même chanteur que le Père. Il est une sorte de grand frère d’Harry (puisque l’enfant décide de prendre le prénom du magicien), un adolescent qui l’aide à réaliser dans quel monde ils sont.

Le rôle de l’Enfant est-il chanté par un enfant ?

Marc Baylet-Delperier met en scène Kamchatka, opéra de Daniel D'Adamo
© guillaume chauvin

Pas du tout. Outre que cela aurait rendu les choses assez difficiles, toute l’histoire est contée quelques années après qu’elle ait eu lieu. Kamchatka est un grand flash-back, de sorte que l’Harry d’alors compte désormais une trentaine d’années. Un ténor raconte au passé ce qu’il vécut autrefois – un adulte qui peu à peu se transforme en enfant qui se transforme en Houdini tout en évoquant les parents, entre temps portés disparus (ils font partie des trente mille disparus de la dictature militaire argentine), jusqu’à les faire apparaître. Cette partie est tenue par le brillantissime Fabien Hyon.

Le 24 mars 1976, lorsque survint le coup d’état militaire et l’ère tristement célèbre du général Videla, vous aviez dix ans – exactement l’âge d’Harry dans votre opéra, n’est-ce pas ?

En effet, bravo (rires) ! J’avais son âge, oui. Cela vous donne le cadre : une intimité de sujet qui ne se commente pas et va de soi. D’où ma grande envie de raconter cette histoire, vous l’avez compris. Je dois dire que ce mois-ci aura lieu la création française de Kamchatka, mais que l’œuvre connut sa première mondiale, en langue espagnole, au Teatro Colón de Buenos Aires : cinq représentations y furent données en novembre dernier. Évidemment, le film et le roman sont très connus des Argentins – il s’agit de leur histoire. Peut-être pouvez-vous imaginer le grand moment d’émotion que fut cette création.

Comment avez-vous caractérisé les voix ?

La mère est un soprano, Johanne Cassar. Le baryton Julien Clément incarne à la fois le Père et Lucas : je convoque plutôt le registre grave, robuste, pour le premier, et la légèreté de l’aigu pour le second. Au début de l’opéra, j’utilise beaucoup la voix parlée, puis j’entremêle parler et chanter, dans une alternance très dynamique, jusqu’à petit à petit abandonner le parler à la faveur du chant.

Faut-il comprendre qu’à entrer plus profondément dans le souvenir le lyrisme prime bientôt sur l’expression du quotidien ?

C’est exactement ça, oui. Plus approche le dénouement – la prise de conscience par le public que les parents sont des disparus et, surtout, qu’ils étaient déjà des disparus lorsqu’il les a rencontrés pour la première fois au tout début de la pièce –, plus grande se fait la part du chant. Avec la disparition, l’incarnation par la voix fait peu à peu place au chant.

Un parlando d’opéra ou un parler de théâtre ?

C’est vraiment comme au théâtre, la voix du quotidien, ni parlando ni Sprechgesang. Au contraire, je demande aux chanteurs un parler qui contraste abruptement avec le chant à venir. Ce moment de parler correspond à un déroulé leste, preste, de l’histoire au tout début du spectacle.

Par le passé, vous avez beaucoup écrit pour la voix, qu’elle soit soliste ou qu’il s’agisse d’un chœur…

Oui, j’aime écrire pour les voix [lire notre chronique du 24 mars 2007]. Mon catalogue contient des œuvres pour voix et ensemble (Altazor, 1995 ; Comme'in piu negre tenebre, 1996), pour chœur mixte (Issu stellaire, 2000 ; Anima Urbana, 2005), pour chœur d’enfants (Dream of bells, 2007). Il y a aussi un cycle pour voix et ensemble instrumental baroque (Madrigali, 2000….).

Kamchatka, opéra de Daniel D'Adamo, en création française à Paris en 2017
© guillaume chauvin

J’ai beaucoup exploré la voix, avec aussi deux opus pour voix et électronique (Keep your furies, 2012 ; Traum Entelechiae, 2015) qui entreront plus tard dans un cycle ; je suis en train de le compléter avec une nouvelle pièce pour mezzo-soprano, harpe et électronique que je compose actuellement (une commande du GRM). Cette année, à Présences, le festival de création de Radio France, l’ensemble Accroche Note et Françoise Kubler donneront Two english poems by Borges (2011).

Qu’est-ce qui vous porte vers l’écriture vocale ?

Je n’écris pas exclusivement pour la voix, loin de là. Aujourd’hui nous parlons d’un opéra, alors elle se trouve au cœur du sujet qui génère cette conversation, mais je compose pour toutes les formations. Bien sûr, pour un musicien la voix est le lien privilégié avec la littérature, une ressource essentielle dont chaque compositeur aime assez naturellement abreuver son travail.

Comment le metteur en scène est-il arrivé sur Kamchatka ?

Marc Baylet-Delperier est un ami d’Ezequiel Spucches – à l’origine de notre projet, je vous le rappelle. C’est un metteur en scène très intéressant qui, en tant qu’acteur, a travaillé avec des créateurs comme Robert Cantarella ou Jean Claude Fall, etc. Il paraît idéal dans son goût de l’hybridation des pratiques – théâtre, mais aussi danse, vidéo, etc. Il aborde la mise en scène comme un tout, concevant chaque élément : les costumes, l’image, le dispositif scénique, tout. Pour lui, mettre en scène c’est réaliser un monde, sans recourir à des intermédiaires, ce qui lui permet d’explorer de manière approfondie un univers plastique personnel. Son travail est des plus sensibles. En amont de sa proposition scénique pour Kamchatka, il a tourné des séquences en extérieur, a développé tout un matériau vraiment passionnant. Grâce à lui, il nous fait entrer dans un monde poétique et onirique très particulier, à la rencontre de la pièce.

Quant à l’instrumentarium ?...

Clarinettes (Ivan Solano), violoncelle (Elisa Huteau), percussion (Maxime Échardour) et piano (Ezequiel Spucches). La charte précise de la commande préalable était de livrer un opéra pour petite formation, une forme qui se puisse aisément transporter et reprendre. La facilité de circulation du spectacle était une condition sine qua non. J’ai donc limité au maximum les voix et les instruments, dans le but de pouvoir partager Kamchatka avec le plus grand nombre, au fil de ses reprises. La création française aura lieu à Paris, au théâtre Dunois, à partir du mercredi 4 janvier, mais nous avons déjà quelques autres dates en région pour la suite.

Une sorte d’opéra de chambre ou« de poche », donc, avec trois chanteurs, quatre musiciens et une mise en scène légère qui, grâce à l’intervention de la vidéo, s’avère malléable.

Oui, c’est tout cela, mais surtout un travail en profondeur, une proposition qui se tient à l’essentiel, tant au niveau musical que scénique. L’opéra dure environ soixante-quinze ou quatre-vingt minutes : cela vous donne une idée de sa concentration.

L'écrivain Marcelo Figueras, librettiste de l'opéra de Daniel D'Adamo (2016)
© dr

L’histoire de l’Argentine arrive aujourd’hui sur les planches lyriques françaises. L’on y a vu Aliados de Sebastian Rivas (2013), centré sur la crise des Malouines, et, tout récemment, L’Ombre de Venceslao de Martín Matalon (2016), d’après la pièce que Copi écrivit quelques mois à peine après la prise de pouvoir par Videla, une pièce qui fait référence au destin de sa famille, comme le roman L’Uruguayen (1973)nous en livre quelques clés. Et voilà Kamchatka ! Quel est ce phénomène ?

Je ne sais pas, il ne m’est pas possible de l’expliquer. Cela dit, ce sont trois sujets différents. Il y a une contemporanéité assez serrée entre l’intrigue de l’opéra de Sebastian Rivas [lire notre chronique du 17 mars 2015] et celle du mien : la Guerre des Malouines arrive au printemps 1982 et l’histoire de Kamchatka se déroule en 1976. En revanche, la pièce de Martín Matalon s’attache plutôt à une personnalité littéraire internationale. Copi est un homme de lettres et de théâtre universellement connu et reconnu, par-delà le fait qu’il est Argentin. Une chose a été déterminante dans l’envie d’écrire mon opéra : Marcelo Figueras [photo], qui est un indéniablement un grand écrivain d’aujourd’hui, a indiqué en exergue de son livret « ceci a lieu en 1976 en Argentine ou quelque part ailleurs dans le monde ». L’histoire contemporaine se répète ici et là, hier en Argentine, aujourd’hui en Syrie. Ce fut aussi l’histoire des Balkans. On touche également les bateaux de migrants en fuite – en espagnol, on dit las pateras. Il est primordial de s’en rendre compte et de le dire.

…et le Kamtchatka, terre de geysers volcaniques à l’extrême nord-est de la Sibérie, n’a pas grand’chose à voir avec l’Argentine, en effet.

(rires)

Le 4 janvier 2017, nous découvrirons votre premier opéra. Invite-t-il d’autres projets ?

Kamchatka est en effet mon premier opéra. Il y a deux ans, j’ai composé un monodrame scénique à partir de La haine de la musique, l’essai de Pascal Quignard. L’ensemble TM+ l’a créé à Strasbourg, au festival Musica, puis l’a rejoué à Marseille, à Nanterre, à Paris, etc. [lire notre chronique du 12 décembre 2014]. Pour cette première fois où j’abordais une forme théâtrale d’un seul tenant, j’ai alors conçu un véritable opéra parlé. La scène m’a mordu à ce moment-là et depuis j’ai envie de m’y exprimer régulièrement.

La haine de la musique fut donc l’acte fondateur qui vous fit compositeur d’opéra.

En quelque sorte, oui...

Daniel D’Adamo est né à Buenos aires en 1966.
Il y aborde la musique puis vient se perfectionner dans la classe de Philippe Manoury au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, au début des années quatre-vingt-dix, passant également par l’Ircam. On le retrouve pensionnaire à la Villa Médicis, institut français de Rome. Son œuvre est interprétée par les principaux acteurs de la scène musicale contemporaine : Court-circuit, TM+, L’Itinéraire, Accroche Note, le Quatuor Tana, etc.